Archives critiques
Textes historiques (2007-2021)
Ces textes rassemblent des lectures de mon travail produites entre 2007 et 2021.
Ils constituent aujourd’hui une archive : des repères et des voix qui ont accompagné les premières étapes de ma pratique, au moment où celle-ci se transformait.
Ils sont conservés ici pour leur valeur historique.
Franck Saïssi ou la traversée du miroir
Voici l’histoire d’un monde renversé tel que Lewis Carroll l’imagina dans «De l’autre côté du miroir». C’est sur ce miroir-là que le réel se dépose et se dédouble avant de se transformer à travers les méandres d’une fiction. Si bien que le miroir se brise, que les perspectives se désagrègent et que chacun de ses éclat extirpe la mémoire de l’armure du réel qui alors se fend. Ici elle se parsème de lignes indistinctes, celles des angoisses ou des rêves et celles du souvenir de l’art – ce terreau sur lequel toujours l’artiste compose sa propre histoire.
Franck Saïssi rassemble tous ces décombres, il les exhume et les met en lumière. Il les radiographie, les recompose en regard des maîtres passés pour penser ce négatif où ne subsistent plus que lignes, tâches et ébauches de couleurs pour figurer la trame d’un récit à l’intérieur duquel, pourtant, nous nous contemplons.
Ce miroir brisé reflète des lignes de fuite comme autant de points de chute. Et des stries comme des balbutiements. Ou l’infusion du vide au cœur de l’orage. Quelque part c’est le silence des visages qui répond à l’absence. Et les architectures se déploient sur les ruines d’un ciel sans nuage ni soleil. Les images ne répondent alors qu’à ces plages où s’échoue tout ce que nous savons de l’art, avec ses scènes théâtrales dans le retour de l’éternité des mythologies, des gestes héroïques ou du silence des natures mortes. L’artiste en restitue les signes décomposés comme autant de fragments pour reconstituer la représentation de notre propre image mentale, là ou se joue la vérité de notre regard.
Le cadre demeure toujours un enfermement dans l’espace. S’en libérer, telle serait l’utopie vertigineuse à laquelle l’artiste se confronte mais il sait que c’est à l’intérieur de cette clôture, à l’égal de la grammaire en tout langage, que tout pourtant recommence et qu’il ne s’agit donc que d’y introduire un vocabulaire nouveau pour d’autres voyages dans le temps. Si les dessins illustrent cette page originelle avec leurs fonds géographiques ou leurs visages emmurés, la peinture ne cesse de le hanter et Franck Saïssi excelle à ces débordements de l’un vers l’autre.
Travail d’explorateur pour élucider ces passages souterrains entre l’ombre et les formes qu’elle façonne. Comme s’il fallait toujours s’en échapper, trouver une trouée vers la lumière. Et s’y engouffrer, se hisser sur les cordages de perspectives impossibles pour saisir le cœur battant de l’espace. Toujours aller plus loin, strate après strate, pour prélever des échantillons de vie et de sens.
Les œuvres, instinctivement, se lisent comme un poème lumineux à la nuit, à ce qu’elle possède et à ce qu’elle distille. Dans ce qui pourrait suggérer des ruines abandonnées, inutile pourtant d’y rechercher quelque fantôme. A moins que le cadre de chaque image ne restitue enfin le spectre qui hante chacun de nous, tapi dans les profondeurs de nos propres angoisses et désirs.
Si la composition du tableau s’assure d’un équilibre extrême, attendons-nous qu’elle soit pourtant perturbée par l’énigme qu’elle recèle. La peinture, souvent, se nimbe d’une brume monochrome comme si la couleur se trouvait absorbée par la forme. Les lignes cisaillent l’espace tandis que les camaïeux l’épongent comme pour en cautériser la plaie. Dessins et peintures, dans les coulisses du sens, s’affrontent dans un grand combat qui remue ciel et terre pour des visages ébréchés et des palais éventrés.
Franck Saïssi est dessinateur et peintre et il sait, dans l’interaction de la ligne et de la couleur, introduire les fractures du réel et de tous les stéréotypes qui le conditionnent. Aussi, parfois, l’apparition d’une référence cinématographique accentue cet impression de brouillage que l’artiste mêle à d’autres effets de superposition entre balafres et fondus délicats. L’image se refuse pourtant obstinément à toute anecdote dans ce face à face tendu avec la matérialité de l’œuvre tant on attend d’elle qu’elle se dévoile. Mais on comprend déjà, dans ce jeu de miroir, qu’il nous revient de nourrir l’œuvre de notre propre regard pour que celle-ci prenne vie. Et toutes ces images s’impriment soudain sur l’écran vide où s’écrit notre propre fiction.
Michel Gathier (2021)
Critique d’art, journaliste
L’atelier d’un peintre offre au pèlerin de l’art la possibilité du choc, de la découverte, de l’insolite brusquement présenté, contradictoirement à ce que précisément on attendait.
Chez Franck Saïssi, sous le déchaînement des lignes et des couleurs que l’on pouvait imaginer, on capte dès l’abord l’attitude picturale, celle qui équilibre les formes, assied les proportions, stabilise les fulgurances, affine les exagérations voulues…
Une sagesse s’impose, elle organise la pièce peinte ou dessinée et, loin de limiter la frénésie apparente, la renforce en lui accordant sa présence. Ainsi évoluent sous le contrôle de l’artiste la sensibilité de son envolée et le respect de l’art de peindre.
Saïssi appartient à l’expression figurative. Des nus, des portraits, des paysages sont visibles et se prétendent tels. La modernité efface bien entendu le détail inutile, la soumission au vérisme ou l’éclat factice. Le clin d’oeil complice au contemplateur est banni comme l’agrément de la facilité.
Il faut au contraire, pour pénétrer cet univers, admettre sa violence volontaire, les grandes lignes de ses lancées schématiques, ses contrastes, voire ses déchirures.
Alors interviendront les données poétiques, la finesse de certaines graphies, le charme que propose la peinture quand elle se pare de sincérité, de l’humilité de son émotion.
Ces oeuvres sont vastes, non par les dimensions favorables au gestuel, elle acquièrent leur vastitude de la largesse de leur conception car le sujet n’est ici que prétexte. En fait la voltige et l’adresse de l’acte de peindre s’accomplissent ici pleinement dans l’éthique de la vocation.
Désir de créer, de connaître et de dominer la difficulté jusqu’à l’élégance personnelle de l’autocritique et du doute. Persévérer malgré l’incompréhension et la critique, n’est-ce pas ainsi que l’on peut prétendre être peintre?
Michel Gaudet (2007)
AICA, Chevalier de l’ordre des Arts et des lettres
